interieur
Partager cet article
interieur

Chez Luca Bombassei à Venise, l’art à demeure : Dans l’étage noble d’un palazzo du Grand Canal

Date : 23 décembre 2025
Auteur :

Il y a des villes qui se visitent. Venise, elle, se traverse comme un songe et parfois, elle consent à se laisser habiter. Au piano nobile du palais Contarini delle Figure, posé à l’angle du rio di San Trovaso, Luca Bombassei a installé sa vie dans plus de 600 m² baignés par une lumière mouvante, presque aquatique. Architecte et collectionneur, il y orchestre une coexistence vertigineuse : celle des siècles et des gestes, des sols signés par des mains du XVIe siècle et des œuvres qui, elles, parlent le langage d’aujourd’hui. Ici, rien n’a l’air “mis en scène” et pourtant tout est composition. Comme si le lieu avait appris à respirer entre les époques, sans jamais se figer.

© Simon Watson / Courtesy of Pino Pascali ; Courtesy of Francesco Vezzoli ; Lucio Fontana, Adagp, Paris, 2025 ; Carla Accardi, Adagp, Paris, 2025

Bombassei le dit simplement : Venise change la perception du temps. La lenteur y devient norme, non pas contrainte, mais apprentissage. Dix minutes de retard cessent d’être une faute ; elles deviennent une manière de regarder. Regarder les façades, les reflets, les seuils. Et comprendre qu’entre l’ancien et le contemporain, il n’y a pas forcément combat — plutôt une possibilité de synthèse, subtile, organique, presque évidente quand elle est juste. Dans cet appartement, la justesse naît de la fluidité : le grand portego central, rétabli dans son souffle originel après la déconstruction d’ajouts plus récents, organise l’espace comme une colonne vertébrale. À droite, les pièces de vie ; à gauche, la zone de nuit, desservie par des portes restaurées. Les axes visuels s’ouvrent, les perspectives se répondent, et l’appartement retrouve cette noblesse vénitienne qui n’écrase pas — elle accueille.

© Simon Watson / Courtesy of Pino Pascali ; Courtesy of Francesco Vezzoli ; Lucio Fontana, Adagp, Paris, 2025 ; Carla Accardi, Adagp, Paris, 2025

Luca Bombassei n’a pas cherché à “refaire” Venise. Il l’a révélée. Dans les lambris du XIXe, il a conservé la mémoire. Sous les murs, il a laissé affleurer des traces de fresques plus anciennes, des escaliers interrompus, des fragments de récit. Les sols en terrazzo d’origine — ces repères temporels, dit-il, qui précèdent presque la découverte de l’Amérique — deviennent une boussole intime : on marche sur l’histoire, mais sans solennité, avec la légèreté d’un quotidien qui s’y inscrit. Et puis il y a la lumière : une triple exposition qui dilue les frontières, sculpte les volumes, transforme la maison au fil des heures comme une installation vivante.

© Simon Watson / Courtesy of Pino Pascali ; Courtesy of Francesco Vezzoli ; Lucio Fontana, Adagp, Paris, 2025 ; Carla Accardi, Adagp, Paris, 2025

Le décor, lui, refuse l’uniforme. C’est un dialogue serré entre matières et intentions. L’acajou côtoie l’acier, le laiton s’allume contre le marbre, les boiseries répondent aux bibliothèques métalliques dessinées sur mesure — parfois jusque dans leur fonction la plus discrète, comme cacher un radiateur. On reconnaît des signatures : Carlo Scarpa, Gae Aulenti, Angelo Mangiarotti, Ignazio Gardella, Ettore Sottsass, des lampes venues d’un ancien cinéma romain, des vitraux hérités d’une banque. Des pièces Memphis comme des éclats d’ironie, des objets qui semblent avoir été choisis non pour “aller ensemble”, mais pour tenir une conversation. Et au milieu, l’art — omniprésent, mais jamais figé.

© Simon Watson / Courtesy of Pino Pascali ; Courtesy of Francesco Vezzoli ; Lucio Fontana, Adagp, Paris, 2025 ; Carla Accardi, Adagp, Paris, 2025

Car chez Bombassei, l’œuvre n’est pas un point final. Elle circule. Elle se déplace au gré de l’énergie du moment, presque comme un mobilier affectif. Un Canaletto s’impose dans le salon — un capriccio architectural où la bibliothèque Marciana apparaît, flanquée d’un détail malicieux : une lavandière étendant son linge, petite vengeance supposée du peintre envers une institution. Plus loin, un Lucio Fontana, posé jusque dans une salle de bains, rappelle qu’à Venise, même l’intime peut devenir galerie, sans perdre son naturel. Une sculpture de Pino Pascali au sol, un Francesco Vezzoli qui bouscule les codes, des présences de Giorgio de Chirico, de Miriam Cahn, d’Anish Kapoor… Chaque pièce semble dire : la beauté n’est pas un décor, c’est une force. « L’art me donne de l’énergie », confie l’architecte — et l’on comprend que ce lieu ne collectionne pas : il s’alimente.

© Simon Watson / Courtesy of Pino Pascali ; Courtesy of Francesco Vezzoli ; Lucio Fontana, Adagp, Paris, 2025 ; Carla Accardi, Adagp, Paris, 2025

Le plus saisissant, peut-être, est cette sensation d’habiter une œuvre sans vivre dans un musée. Tout est habitable, tout est pensé pour le quotidien, mais le quotidien est élevé — par la précision d’un îlot de cuisine en noyer Canaletto, par un plafond en miroirs qui renvoie une image inversée de la ville jusqu’à laisser deviner l’eau du canal, par une table de marbre qui semble porter le poids délicieux d’un siècle de conversations à venir. Ici, l’architecture ne cherche pas à faire oublier le passé ; elle le rend praticable. Elle lui donne une place dans le présent, sans nostalgie, sans théâtre.

© Simon Watson / Courtesy of Pino Pascali ; Courtesy of Francesco Vezzoli ; Lucio Fontana, Adagp, Paris, 2025 ; Carla Accardi, Adagp, Paris, 2025

Venise aime l’illusion : ses reflets, ses perspectives, ses mirages. Dans cet étage noble, Luca Bombassei en propose une version rare — non pas l’illusion du neuf, mais celle d’un temps réconcilié. Un palazzo où l’ancien et le moderne cessent d’être des catégories pour devenir des textures. Et où l’on comprend, enfin, que le vrai luxe n’est pas de posséder l’histoire : c’est de savoir la faire vivre.

© Simon Watson / Courtesy of Pino Pascali ; Courtesy of Francesco Vezzoli ; Lucio Fontana, Adagp, Paris, 2025 ; Carla Accardi, Adagp, Paris, 2025

related news

l'actualité du luxe vient à vous